Sarajevo, et les autres

 

Le nouveau film documentaire de Jean-Gabriel Périot donne à revoir leurs propres images à des hommes qui ont filmé le siège de Sarajevo, et qui se souviennent, en les revoyant, de cette guerre qui en convoque bien d'autres.

Ce matin, un film qui sort aujourd’hui au cinéma : Se souvenir d’une ville. Cette ville, c'est Sarajevo, et ce dont il s’agit de se souvenir, c’est du siège organisé par des milices nationalistes qui ont eu lieu entre 1992 et 1996 et causé des milliers de morts. Le réalisateur français Jean-Gabriel Périot, qui avait obtenu un César pour son film précédent, Retour à Reims [Fragments], invente une forme documentaire complexe pour raviver la mémoire de cette guerre - le résultat est intéressant, pas tant je trouve sur ce que le film dit de ce conflit spécifique, mais de ce que c’est que filmer la guerre en général, et aussi, ce que c’est qu’en recevoir les images aujourd’hui.

C’est un film en deux parties. La première est un montage de séquences disparates, filmées par des jeunes, voire très jeunes cinéastes ou apprentis cinéastes pendant le siège. Elles sont très différentes - certaines sont documentaires - on y voit des soldats au combat ou au repos, on voit des civils blessés dans un bus, on voit des bombardements au loin, depuis la fenêtre d’un appartement. D’autres ressemblent à des petits films familiaux ou personnels : une fête dans un abri où tout le monde chante à l’unisson, une autre où des jeunes boivent et fument dans un espace qui paraît privé d’électricité. D’autres encore sont de petites fictions ou des films expérimentaux - un par exemple qui montre un jeune homme sur le point de se tirer une balle dans la tête, que sa mère appelle pour l’aider à faire le ménage et qui finit par faire passer sa rage de vivre en dépoussiérant un tapis. Ça, c'est la première partie, très étrange, on se demande ce qu’on regarde.

 

Toutes les autres villes

Dans la deuxième partie, on observe une équipe de cinéma d’aujourd’hui, celle de Jean-Gabriel Périot, qui va à la rencontre des réalisateurs de ces images, retrouvés trente ans plus tard, et qu’il leur donne à commenter. Cinq hommes très différents, qui n’ont pas le même rapport à la guerre, à la mémoire de cette période, à la ville de Sarajevo, et aussi, au cinéma, qu’on observe regarder ces images sur une tablette - certains sont très émus, d’autres un peu réjouis, un autre très affecté. Ils parlent, immobiles, ou en déambulant dans les mêmes lieux qu’ils ont filmés, ces lieux qui sont redevenus calmes, des rues désormais animées où on apercevait sur l'archive un cadavre, une colline verdoyante qui était une ligne de front.

C’est une manière très sensible et intelligente de donner à voir le passage du temps, et d’interroger le rapport entre la guerre, la mémoire et la pratique cinématographique. Ce qui intéresse le réalisateur Jean-Gabriel Périot c’est : pourquoi ces jeunes hommes ont pris la caméra à ce moment-là, alors qu’ils craignaient pour leurs vies et que l’électricité ou le matériel manquaient. Les réponses sont très différentes, parfois vagues, parfois pragmatiques.

Ce qui est assez passionnant et troublant en même temps, c’est que dans ce procédé doublement réflexif - on regarde des gens qui regardent des gens regarder quelque chose, se perd par moments le contexte yougoslave et de sa spécificité. Dans le fond là, où sans doute Se souvenir d’une ville est le plus intéressant, c’est qu’il nous parle d’autres lieux en guerre, aujourd’hui en particulier de l’Ukraine ou de Gaza, et de la possibilité d’accéder à des images, de les sourcer, de les comprendre, d’anticiper sur la mémoire qu’elles garantiront ou non. En cela, c’est comme si le film était une pure forme, comme un protocole. On en sort un peu perturbé, parce que c’est à la fois très émouvant, mais aussi un objet froid. En fait, c’est un film qui oscille en permanence dans sa propre contradiction : celle d’avoir ciblé un lieu et un moment historique précis pour qu'on ne l'oublie pas, et de parler en même temps de toutes les autres villes et de toutes les autres mémoires de guerre.

 

Lucile Commeaux
France culture
13 novembre 2024
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